...Une nuit de traversée depuis Padang sur Sumatra et nous voilà tout proche de cette végétation exubérante qu'est la jungle. Arrivés à Siberut, munis de nos autorisations spéciales pour parcourir l'intérieur des terres, nous sommes prêts à explorer cette île qui fait partie d'un ensemble plus vaste, l'archipel des Mentawais.
Cet archipel est situé dans l'océan indien, parallèlement à la cote ouest de Sumatra (Indonésie), à une distance d'environ 100 km. Il est composé d'une quarantaine d'îles, dont seules les quatre plus grandes sont habitées: Siberut (4480 km2), Sipora (845 km2), et les deux Pagaï, nord et sud (1675km2). Il y a quelques 500'000 années que cet archipel s'est séparé de Sumatra, permettant ainsi, de par son isolement, le développement d'une faune et d'une flore originales, uniques à ces îles.
SIBERUT
Cette île abrite la majorité des 45'000 indigènes, les Mentawais. Depuis le port de Muara-Siberut, accompagnés de Yanto, un guide local - indispensable pour se frayer un chemin dans la jungle! - nous commençons notre exploration. Après quelques heures de pirogue à moteur sur la rivière Madobat, nous nous enfonçons à pied dans cette véritable forêt tropicale qui recouvre 60% de la surface de l'île. Tout bruisse, tout se perçoit, se devine, sans pour autant se découvrir au premier coup d'oeil. Les hommes et les animaux, totalement intégrés à leur environnement, savent se fondre dans ce décor luxuriant. Les cris des oiseaux emplissent l'espace, faisant résonner la jungle dans son ensemble, cette jungle si mystérieuse et surtout si dense qu'elle en devient étouffante par manque d'ouverture vers le ciel.
Dès les premiers pas, les conditions de progression sont posées: pour tout chemin, des troncs d'arbres à fleur d'eau. Le climat étant très pluvieux (dix mois par année), l'île est recouverte de rivières et de zones marécageuses. Les indigènes, pour se déplacer, le font ou sur des pirogues ou en abattant des arbres qui vont leur permettre de traverser ces marécages aux eaux troubles et vaseuses, infestées de sangsues, serpents et autres charmantes créatures de ce genre!
HISTOIRE D'UNE ACCULTURATION FORCÉE
Après des heures de marche harassantes, nous atteignons Sakalio, un village niché au fond de cet « enfer » vert, loin de toute infrastructure moderne. C'est ici que nous prenons contact avec ces hommes extraordinaires que l'on a surnommé les « hommes-fleurs ». Ici, au plus profond de la forêt tropicale, ils représentent un des derniers bastions d'une culture traditionnelle ancestrale. Ce sont les rescapés d'une acculturation forcée pratiquée par le gouvernement indonésien depuis l'indépendance en 1945 de ce pays.
Malgré certains contacts - essentiellement commerciaux - avec Sumatra depuis des siècles, et des tentatives d'évangélisation depuis le début du XIXe siècle, les autorités successives (d'abord hollandaises puis indonésiennes) n'ont réussi à éliminer le mode de vie et de croyance de ces indigènes. Durant les années cinquante, le gouvernement indonésien a fait construire des villages modernes pour essayer de rassembler les Mentawais, autrement disséminés dans la forêt. Ces lieux d'habitation - qui n'ont rien à voir avec les maisons traditionnelles - devaient soi-disant permettre aux indigènes de passer moins brutalement de leur monde ancestral au style de vie moderne.
En 1954, les cultes anciens ainsi que tout ce qui avait un lien avec les traditions, furent interdits. En trois mois, les Mentawais durent opter soit pour la religion musulmane, soit pour la religion chrétienne. Des population furent déplacées. Certains indigènes parvinrent à s'adapter tant bien que mal, alors que d'autres reprirent le chemin de la jungle, s'y enfuyant de plus en plus profondément pour échapper à cette mise à mort de leur culture traditionnelle.
Ainsi, malgré la répression, un certain mode de vie originel a survécu, mais ceci, loin des côtes, là où les autorités ne vont jamais. C'est la raison pour laquelle aujourd'hui seuls quelques groupes continuent d'ignorer la modernisation, perdus qu'ils sont au fond de leur vallée...
L'IMAGINAIRE DES MENTAWAIS
Les hommes-fleurs.... Superbe surnom pour ce peuple que se décore de fleurs de la forêt tropicale et dont les corps sont tatoués, pour plaire à l'univers dans son ensemble. Leur culture est tout à fait originale, unique. De par leur isolement, les Mentawais ont eux-mêmes élaborés leur système d'interprétation et de représentation de l'univers.
Datant du néolithique, leur tradition orale lie à l'univers tout être vivant ou objet, et tout a sa logique propre. Leurs mythes fondateurs expliquent la naissance du monde, et leur système de représentation permet de comprendre l'existence terrestre, de vivre en harmonie avec les multiples éléments de la création. Il fournit les moyens de rétablir l'équilibre si celui-ci se trouve perturbé pour une raison ou une autre, toujours humaine.... La vie s'écoule, dictée par les ancêtres, et rien n'est jamais fait au hasard. Chaque facette de la réalité a sa raison d'être.
L'existence est ponctuée de cérémonies collectives, constituées de chants, de sacrifices et de danses, que se soit pour un événement particulier, une étape dans la vie d'un Mentawai ou pour lutter contre la maladie, les querelles ou la mort.
LE CULTE DE LA BEAUTÉ
Leur croyance animiste est basée sur la croyance que tout est animé et possède une âme capable de sortir de son enveloppe matérielle.
Cette dernière notion a un rôle clé chez les Mentawais : Pour empêcher l'âme de s'éloigner de son corps physique - ce qui entraînerait maladies et mort - ils le parent, le décorent pour lui donner une forme artistique . Le tatouage découle de cette croyance : il sert à préserver intacts l'âme et la personnalité de l'individu . Chaque indigène, au moment du passage de l'enfance à l'adolescence, commence à se faire tatouer. Un corps adulte sans inscription est en désaccord avec son identité, son âme ne peut alors se plaire dans ce corps incomplet. Les dents, taillées en pointes, font également partie de ce culte de la beauté.
Et il en va de même avec tous les objets du quotidien, décorés selon certains rituels: une chose qui n'est pas belle n'est pas vraiment elle-même.
LA VIE COMMUNAUTAIRE
En arrivant à Sakalio-village, nous avons été les témoins privilégiés d'une vie harmonieuse, soumise aux directives de ce monde spirituel complexe qui essaye de donner un sens et des réponses aux contraintes de l'existence quotidienne.
« Simakere! » nous lance un indigène, nous souhaitant ainsi la bienvenue en nous accueillant dans la maison communautaire, l'uma. Celle-ci est le pivot de la vie sociale et rituelle. Longue construction divisée en plusieurs espaces, avec la pièce centrale où se discute tout ce qui a trait à la communauté.
Yanto explique que les Mentawais sont organisés en clans exogames qui ont le même ancêtre. Un clan est composé de cinq à dix familles vivant autour d'une uma. Les maisons sont disséminées dans un certain espace de la jungle. Les indigènes vivent toujours ensemble, la vie hors de la communauté étant inimaginable.
Malgré une structure sociale patriarcale, la société mentawai s'organise de façon égalitaire: aucune spécialisation ni division du travail n'existe, si ce n'est entre les tâches féminines et masculines pour assurer la survie de la communauté. Aucune hiérarchie ne place un indigène au-dessus de l'autre, rien ne donne droit à des privilèges, chacun participe aux activités quotidiennes. Hommes, femmes et enfants peuvent prendre part aux décisions ayant trait au groupe.
LES GARANTS DE LA TRADITION
Seuls deux rôles sociaux ont des fonctions bien définies: le « sikerei » et le « rimata ».
Le « sikerei » a le pouvoir de communiquer avec les âmes, les ancêtres, les esprits et de chasser les forces maléfiques d'un corps en rappelant l'âme vagabonde qui s'en était échappée. Homme-médecin, il connaît par coeur les chants et prières rituelles, ainsi que les plantes et racines. Quant au « rimata », c'est le gardien de la tradition orale et le représentant des siens auprès d'autres clans. Cependant, malgré leur position sociale de première importance, ils doivent prendre part aux activités de la vie de tous les jours.
LA VIE QUOTIDIENNE
Un indigène s'avance vers nous et nous invite à partager le repas. Bien que nous soyons dans le sud-est asiatique : pas de riz au menu ! En effet, du fait de leur isolement, les Mentawais n'en ont jamais connu la culture. La base de leur alimentation est le sagou, sorte de farine faite à partir du palmier sagoutier. Il s'obtient en raclant le tronc. Les copeaux ainsi formés sont arrosés et piétinés pour permettre la séparation des fibres végétales d'une sorte de pâte qui, une fois séchée, donne la farine. Le sagou est ensuite enveloppé dans des feuilles de palmier et placé dans de la boue afin de pouvoir le conserver plusieurs semaines.
Comme les hommes, les porcs et les poulets sont nourris de sagoutier. Seule différence: les indigènes cuisent le sagou avant de le consommer, alors qu'aux animaux on donne des morceaux de tronc, que les uns rongent et les autres picorent.
En complément du sagou, l'alimentation des Mentawais se composent de bananes, de taros (sortes de tubercules), de larves appelées tamara que l'on mange crues ou cuites en brochettes servies dans une feuille de palmier. Ils élèvent des porcs et des poulets. Ils vivent également de la chasse.: Les hommes partent, arcs en bandoulière et pièges à la main, non sans avoir invoqué les esprits de la forêt et, si ceux-ci sont bien disposés, peut-être ramèneront-ils un sanglier ou un singe...
Après le repas du soir , alors que la nuit s'est emparée de la forêt tropicale, les Mentawais se réunissent pour palabrer en fumant des cigarettes locales. Les enfants jouent entre eux et leurs rires raisonnent à travers la jungle. Des chants envoûtent les ténèbres et, jusque tard dans la nuit, les éclats de voix témoignent du bonheur d'être ensemble.
LE « TÉLÉPHONE » LOCAL
Le lendemain, alors que le jour s'est levé depuis longtemps et que chacun vaque à ses tâches quotidiennes au milieu des porcs et poulets en liberté, des sons rythmés nous parviennent du fond de la jungle. Une joyeuse agitation s'en suit. Yanto en explique la raison : il s'agit en fait d' un message provenant d'un autre clan annonçant une chasse exceptionnellement bonne. Ainsi, pour communiquer entre eux, les indigènes de Siberut utilisent une sorte de grand xylophone, fait de trois ou quatre troncs d'arbre partiellement évidés, le « tuddukat ». Par codes précis, les nouvelles se transmettent rapidement jusque dans les clans les plus éloignés.
LES ESPRITS DE LA FORÊT
Un groupe de femmes et de jeunes filles nous invite à les suivre. Toutes sont merveilleusement belles, avec leurs parures de fleurs et leur sourire éclatant ! Nous commençons à nous enfoncer dans cette jungle si touffue que les rayons de soleil peinent à atteindre le sol. Contrairement à nous qui risquons une chute à chaque pas, les femmes avancent sans problème. Leur grâce animale et leur équilibre font merveille sur ces sentiers boueux et glissants. Elles progressent toutefois avec précaution et respect afin de ne déranger aucun être ou esprit peuplant la forêt. Comme tout Mentawaï, ces femmes vivent en symbiose avec la jungle, considérée comme un être vivant avec lequel il faut dialoguer. Si un arbre doit être abattu, on s'en excuse au préalable et en respectent toutes les formes de vie .
« Haloita! ». Surgi de nulle part, un indigène d'un autre clan croise notre route et salue notre groupe. Les nouvelles fraîches s'échangent, et la balade peut reprendre.
DES CHAMPS AU MILIEU DE LA JUNGLE
Finalement, alors que rien ne laisse présager une telle ouverture vers le ciel, nous arrivons dans une clairière: les champs de taros. Disposés en carrés impeccablement entretenus par ces femmes infatigables, il se cultive comme le riz, dans des terrains inondés. Seuls les tubercule de cette plante tropicale sont consommés. Cependant, aujourd'hui nous n'assisterons pas à l'entretien de ces champs, mais à la pêche. Enfoncées jusqu'à mi-cuisses dans l'eau boueuse, à l'aide d'épuisettes, les femmes ratissent systématiquement chaque coin pour attraper les poissons qui y vivent. La gaieté des adolescentes, leur bonne humeur, transforment ce travail en partie de plaisir. Afin de se protéger des piqûres et morsures des insectes qui infestent ces lieux marécageux, les femmes sont vêtues de jupes confectionnées par elles-mêmes, découpées dans des feuilles de bananiers.
Une fois chaque carré passé au crible, elles vont se décrasser de la boue qui leur colle à la peau, à la rivière toute proche. Le butin est alors équitablement partagé.
QUEL AVENIR?
Le retour au village annonce la fin de la journée, la fin d'une journée qui s'est écoulée paisiblement, comme des milliers d'autres se sont écoulées auparavant. Une journée banale, sans histoires, comme les Mentawais les aiment. Pourront-ils en vivre encore de nombreuses ? Que leur réserve l'avenir ? Que vont devenir leurs coutumes, leurs traditions ? Tant d'ethnies ont déjà disparu. Il est à craindre que la question n'est plus de savoir s'ils vont pouvoir résister à la modernisation qui s'infiltre inexorablement jusque dans les coins les plus reculés de la terre . La question est : Jusqu'à quand vont-ils résister ?